Al Maghrib. L’appel à la prière résonne doucement dans les maisons.
Les rues se figent, les volets se ferment, et sur les écrans, le Coran ou la prière prennent place avant que les feuilletons ne démarrent.
Dans la cuisine, les dattes sont soigneusement disposées, la chorba frémit, le lait est tiède, la brick trempe dans son bain d’huile, et la zlebia brille sous la lumière.
Pas de doute : c’est l’heure du ftour : « Chehia Tayba ! »

Le Ramadan en Tunisie n’est pas une pause.
C’est une autre manière de vivre, pendant 30 jours. Un rythme inversé, une ambiance unique, une explosion de traditions. Entre spiritualité, marketing, convivialité et fatigue joyeuse, ce mois réunit tout ce qui fait notre identité tunisienne, dans ses paradoxes les plus beaux.
Les goûts du Ramadan
Avant même que le muezzin appelle à la prière du Maghreb, certains rituels commencent déjà. Les files d’attente devant les pâtisseries s’allongent, tout le monde veut son mille-feuille, sa Zlebia bien caramélisée ou ses Mkharek croustillants, à ramener juste à temps pour le ftour. On y retrouve souvent les mêmes visages, les mêmes impatiences, les boîtes en carton bien serrées sous le bras et cette petite odeur sucrée qui colle aux doigts. C’est presque un héritage sensoriel.

À la maison, on dresse la table avec un soin particulier. Ce n’est pas seulement un repas, c’est un moment sacré. Le “service spécial Ramadan” ressort du buffet, réservé pour ce mois. Il y a les dattes alignées, les bricks dorées, la soupe fumante, et ce verre de lait tiède qui annonce que la rupture du jeûne approche.
L’après-f’tour : une autre Tunisie se réveille

À peine la table débarrassée, la ville renaît.
C’est à ce moment-là que les cafés s’ouvrent pour de vrai. Pas pour le café du matin, mais pour le café d’après-rupture, celui qu’on prend entre amis, celui qu’on accompagne d’un jeu de cartes, d’un thé et chichaa, d’un débat sur le dernier épisode regardé pendant le repas.
Les jeunes sortent, les anciens aussi. Les cafés débordent de monde. On entend des éclats de rire, de la musique, du foot à la télé. C’est comme un deuxième souffle.
La nuit, le retour du spirituel
Mais cette ambiance animée cohabite avec la dimension spirituelle du mois.
Après le f’tour et avant la sortie, beaucoup se dirigent vers la mosquée.
Les prières de Tarawih deviennent un rendez-vous quotidien. Chaque soir, des dizaines, parfois des centaines de personnes, se réunissent dans les mosquées, dans la rue quand il n’y a plus de place.
C’est une prière unique, rythmée, collective. Une parenthèse de calme et de spiritualité, même dans les nuits les plus agitées.

Les nuits spéciales : Lilet el Nos & Lilet 27
Parmi les 30 jours du mois sacré, certaines nuits résonnent un peu plus fort que les autres.
Lilet el Nos, c’est la nuit du 14e jour. Chez beaucoup de familles tunisiennes, cette soirée a quelque chose de joyeux et de presque festif. Le couscous est à l’honneur, souvent à la viande rouge, bien généreux, et les enfants ont droit à de nouveaux habits. Les adultes, eux, s’organisent pour rendre visite aux proches ou inviter à la maison. On partage des douceurs, on brûle un peu de bakhour dans les pièces.

Lilet 27, la vingt-septième nuit du Ramadan, elle, c’est autre chose. C’est celle que beaucoup considèrent comme Laylat al-Qadr, la Nuit du Destin – cette nuit bénie, où le Coran fut révélé, et dont la valeur dépasse mille mois. On la ressent. Dans les rues, dans les cœurs.
Les mosquées se remplissent, parfois jusque sur les trottoirs. Certains y vont pour les Tarawih, d’autres y restent pour prier jusqu’à l’aube. Les récitations du Coran résonnent plus fort. C’est une nuit où l’on demande, où l’on espère, où l’on remercie.

Mais cette nuit-là a aussi une saveur culturelle particulière chez les Tunisiens. Dans presque chaque foyer, on prépare un couscous. Pas n’importe lequel : un couscous spécial, souvent au bœuf, pois chiches, raisins secs et épices douces. C’est le plat de Lilet 27. Il est partagé, souvent offert aux voisins, aux amis, aux plus proches.
Et puis, il y a ceux qui choisissent cette nuit pour faire la fête autrement : des fiançailles, des lectures de fatiha, des demandes officielles. On appelle ça « El Khotba ».
Une nuit propice à commencer des choses, à célébrer doucement.

On voit aussi des enfants habillés en tenues traditionnelles, et parfois même un événement marquant pour les plus petits : leur circoncision.
Des associations, des municipalités, organisent des cérémonies de khitan collectives pour ceux qui n’ont pas les moyens. Une belle preuve que solidarité et spiritualité vont souvent de pair.
Et dans certaines maisons, c’est déjà le parfum de l’Aïd qui flotte. On prépare les gâteaux, on nettoie, on range, on achète les habits neufs. Les vitrines affichent les dernières collections. Les pâtisseries sont prises d’assaut.
Lilet 27, c’est un mélange. Entre ferveur religieuse et joie familiale, entre silence et festivité, entre prière et couscous partagé. Elle nous rassemble, dans la foi comme dans les traditions.
Le marathon publicitaire du Ramadan
Impossible de parler de Ramadan sans évoquer le vrai championnat du mois : Les Pubs.
Pendant 30 jours, les marques se battent pour toucher le cœur des tunisiens.
Le moment le plus stratégique ? Juste après le f’tour, entre deux séries.
On ne regarde plus les pubs… on les analyse, on en parle, on les attend même.
Chaque année, une ou deux pubs deviennent virales : par leur émotion, leur humour, leur message. Les marques savent que Ramadan, c’est le moment où les foyers sont réunis, où l’écran devient un membre de la famille.

Les agences média sont en alerte, les budgets doublent, les créations deviennent plus fines. On voit passer des spots sur les télécoms, les huiles, les dattes, les banques, les boissons, les assurances… tout est calibré.
Mais parfois, une simple pub bien pensée peut toucher un pays entier.
Le Shour : Ce moment à part
Le S’hour, ce n’est pas juste un repas pris à l’aube. C’est une parenthèse. Une pause dans la nuit où la maison s’éveille doucement, à moitié dans le sommeil, à moitié dans la préparation.
En Tunisie, ce repas discret pris avant le lever du soleil, avant la prière d’Al-Fajr, est bien plus qu’une simple pause avant le jeûne. C’est une habitude profondément ancrée, un petit rituel collectif qui traverse les générations.

Certains se contentent d’un verre de lait, d’un yaourt ou de quelques fruits secs. D’autres transforment le S’hour en un vrai moment de partage, avec des plats qui tiennent au corps… et au cœur.
Dans les maisons, on retrouve souvent le mesfouf, un couscous sucré préparé à la vapeur, mélangé avec des raisins secs, des dattes, des fruits secs et parfois des grains de grenade. Le tout parfumé à la fleur d’oranger, parfois enrichi au beurre fondu ou au smen.
Il y a aussi la madmouja ou la Rfissa, des plats simples mais riches, faits de pain ou de pâte frite émiettée, mélangée avec du miel, du beurre, des noix, des dattes ou encore un filet d’eau de rose. Le genre de mélange improvisé qui devient souvenir d’enfance.
Et puis, dans certaines régions, on sert la rachta banzartiya, des nouilles fines vapeur arrosées de miel, décorées de fruits secs et de dattes. Chaque bouchée, une petite douceur sucrée qui aide à tenir le jeûne du lendemain.

Pour ceux qui préfèrent la légèreté, il y a la mahlebiya, cette crème douce au riz et au lait, parfumée à la vanille et à la fleur d’oranger, ou encore la bssissa et le droo (sorgho), souvent servies tièdes, garnies d’amandes, de noisettes ou de graines de sésame.
À ce moment-là de la nuit, la maison est silencieuse. On entend parfois au loin l’appel du msahharati, celui qui, dans certains quartiers, passe encore taper sur son tambour pour réveiller les voisins. Une tradition qui se perd mais qui continue de faire sourire ceux qui l’ont connue. Et c’est peut-être ça, au fond, le S’hour à la tunisienne : un moment d’intimité, de calme, de transmission.
Les Tenues du Ramdan : Entre élégance et tradition
Ramadan, ce n’est pas juste ce qu’on mange ou ce qu’on ressent. C’est aussi ce qu’on porte. Et en Tunisie, la tenue prend une autre dimension.
La jebba tunisienne, fièrement portée par les hommes pour les grandes occasions ou la nuit du 27.
Le kaftan, souvent choisi pour les femmes lors des soirées ramadanesques, qu’il soit traditionnel ou revisité. On voit aussi de plus en plus de kimonos brodés, de capes légères, de vêtements pensés pour allier pudeur et élégance. C’est un vrai moment d’expression identitaire, où chacun montre à sa manière ce que la culture veut dire pour lui.

Dans les médinas, les jeunes créateurs s’activent, les couturiers travaillent jour et nuit, et les stories Instagram débordent de looks inspirés. Mais au fond, au-delà du style, c’est cette envie de se retrouver dans ses racines, ou de les réinventer, qui s’exprime à travers ces tenues.
Ce mois-là, en Tunisie, on ne fait pas que jeûner.
C’est des souvenirs à table, des odeurs dans les ruelles, et ce calme doux après la première bouchée. On vit, on partage, on se rappelle d’où on vient.
Ramadan, c’est la maison. Même quand on est loin. C’est une partie de nous. Toujours.